Opinion

Karfa Sira Diallo « Au Sénégal, c’est comme si notre histoire commençait le 04 avril »


Jeudi 26 Février 2015

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SENENEWS.COM avec le Témoin (24 février)- La prise en compte de notre histoire pose un sérieux problème. Un peuple sans mémoires est un peuple en errance. C’est le sentiment de Karfa Sira Diallo fondateur du Mémorial de la Traite des Noirs basé à Bordeaux. Si Karfa a apprécié l’engagement de Abdoulaye Wade sur la question des Mémoires, il estime que l’actuel régime n’affiche guère un grand intérêt par rapport à un tel phénomène. Il finira par déplorer qu’au Sénégal, on a l’impression que notre mémoire collective s’arrête au 04 avril fête de l’indépendance.

Vous posez le débat sur ce que vous appelez le projet mémoriel. En quoi consiste un tel projet ?

Merci de m’accueillir et surtout de recueillir notre plaidoirie. Je suis le président de la Fondation du Mémorial de la Traite des noirs qui est une organisation basée à Bordeaux en France et qui fait depuis une quinzaine d’années un travail sur la traite des noirs, l’esclavage, sur la mémoire coloniale, la mémoire du métissage de l’humanité et sur la mémoire de la mondialisation. Je suis à Dakar depuis quelques semaines, et je fais un plaidoyer sur les lois mémorielles parce que le Sénégal est un pays qui est à l’avant-garde des questions liées à l’africanisme, à la renaissance et à l’émergence africaine. Cet avant-garde a toujours reposé sur une conscience, sur une conscience de notre histoire, sur une valorisation de notre passé et de notre mémoire. Il se trouve que l’ancien président Abdoulaye Wade avait une conscience, une vision, il me semble précieux de ce que devrait être la présence noire dans le monde. Il avait voté deux lois essentielles pour l’histoire de l’Afrique et celle de l’humanité.

La première a été votée en 2004. C’est la loi qui institue la journée du tirailleur en hommage au sacrifice mais aussi à la contribution des tirailleurs sénégalais à la liberté, à la démocratie, à la paix. La deuxième loi a été votée en 2010 et elle fait de l’esclavage un crime contre l’humanité et 27 avril comme date de commémoration de la traite des noirs et de l’esclavage. Cette 2e loi a été votée sur notre demande puisque j’avais sensibilisé le président Wade sur l’intérêt mais surtout sur la pertinence que le Sénégal devait tirer du fait de qualifier cette histoire de l’exploitation de l’Afrique et l’histoire de l’esclavage, l’histoire de la traite des noirs parce que jusque là les pays africains n’avaient pas inclus dans leur corpus législatif le souvenir de cette première rencontre avec le monde qui l’histoire de la traite des noirs, l’esclavage.

Ces lois sont des lois importantes et essentielles et que le Sénégal se doit de respecter. D’abord par le principe de la continuité de l’Etat mais ensuite par intérêt. C’est-à-dire que nous avons aujourd’hui le devoir d’avoir une diplomatie, une stratégie d’influence qui repose sur une mémoire que nous sauvegardons et que nous préservons. C’est le constat, c’est le diagnostic de la négligence dans laquelle l’Etat actuel tient ces questions là et qui explique que nous avons lancé ce plaidoyer pour que ces lois mémorielles soient prises en charge.

Mais est ce que les nouvelles autorités ont été assez ouvertes pour au moins recadrer les choses ?

Malheureusement non. Je dois avouer que l’actuel régime du président Macky Sall ne s’est pas manifesté beaucoup par une prise de conscience de l’importance de la culture et de la mémoire. Pour vous donner une illustration, les seuls actes mémoriels symboliques importants qui ont été posés par l’Etat du Sénégal ont été posés pratiquement sous la jonction de visite de pays occidentaux.

C’est par exemple le président Barack Obama qui est venu en 2013 à Dakar et que le président Macky Sall a accompagné à l’Ile de Gorée comme il se doit. Ou bien c’est le président François Hollande qui est venu, lors de la francophonie, faire un acte de Mémoire à Thiaroye avec le massacre de Thiaroye. Il est quand même assez regrettable que ce soit la visite de chefs d’Etat occidentaux qui nous oblige à nous pencher sur notre mémoire. Le Sénégal se doit d’être souverain dans l’expression de sa mémoire et son identité. L’actuel régime, pour l’instant, n’est malheureusement pas très sensible à cette question. Je sais que beaucoup de collaborateurs du président sont sensibles. Je sais que le président lui-même, je crois savoir qu’il y est lui même sensible. Mais ce qui est important aujourd’hui, c’est qu’au-delà de cette sensibilité qu’on la traduise par des actes, des décisions, donc une gouvernance mémorielle.

A travers notre fondation, ce que nous sommes en train de développer au Sénégal c’est le principe d’une gouvernance mémorielle. C’est que la mémoire puisse s’incarner dans les politiques publiques qu’elles puissent servir de ressources individuelles mais aussi collectives au niveau des collectivités locales, les institutions internationales et que cela ne soit pas une mémoire victimisante ou accusatrice et qu’elle soit une mémoire vigilante, une mémoire vive de notre histoire et qu’elle puisse servir nos politiques de développement. Comment peut-on émerger sa mémoire ? L’émergence, le développement, la renaissance de l’Afrique passe par une mémoire sue, appropriée et partagée entre les africains, mais aussi entre les africains et les autres pays.

Ce plaidoyer, nous l’adressons à l’Etat sénégalais. Nous rencontrons des députés de diverses appartenances politiques depuis plusieurs semaines, mais aussi des intellectuels, des hommes politiques pour les sensibiliser sur la question. La ville de Dakar est très intéressée par la question pour faire de ce patrimoine historique un héritage historique exceptionnel. Le Sénégal est un pays qui a un héritage historique assez particulier et assez important. Il faudrait que nous puissions faire quelque chose pour cet héritage historique. Et la démarche que nous avons c’est de bâtir une démarche de développement, d’intégration plus importante.

C’est vrai que, y a l’aspect prise en charge des hommes politiques, mais il y a aussi le rôle des intellectuels et des universitaires. Ne pensez-vous pas que c’est par un vrai engagement de l’université, des intellectuels que ce débat là peut prospérer ?

Oui, bien évidemment. C’est pourquoi notre fondation met en place des actions de sensibilisation, de lobbying, de rencontre avec tous les segments de la population sénégalaise. Nous voulons que les universitaires soient également partie prenante de ces questions. Les ONG aussi. Il est regrettable que la société civile ne se soit pas appropriée ces questions mémorielles. Donc, ce travail c’est un travail que nous voulons mener en partenariat et que nous menons déjà en partenariat. Depuis plusieurs années, nous collaborons avec des universitaires qui travaillent sur ces questions.

Nous organisons le 26 février prochain le 130ème anniversaire de la conférence de Berlin qui est un évènement extrêmement important –pour nous africains-, dans notre vie sociale, politique, culturelle et les impacts sont là. Nous travaillons avec des universitaires qui seront présents et vont expliquer les enjeux de ces questions. Il ne s’agit pas de venir donner des leçons, la conduite que nous devons avoir de nos affaires et de nos mémoires. Il s’agit de contribuer, de participer à créer des cadres pertinents, collaboratifs. Parce que c’est ainsi que nous pouvons intégrer toutes ces mémoires (traite des noirs, colonisation, esclavage) pour les intégrer dans nos stratégies de développement pour qu’elles soient partie prenante de tout ce que nous envisageons pour que nos pays puissent aller de l’avant.

Justement, même au niveau du système éducatif, je crois qu’il y a une place par rapport aux mémoires…

Nous avons une action qui s’appelle « L’école des mémoires ». C’est une activité que nous mettons en place en France depuis plusieurs années. C’est une activité qui tourne autour d’une norme d’éducation populaire qui permet de prendre conscience de cette histoire. « L’école des mémoires » est une institution que nous souhaitons installer au Sénégal et qui permet d’enseigner cette mémoire. C’est-à-dire, en lien avec l’éducation nationale, bien évidemment.

Mais l’idée, c’est d’instituer un cadre pédagogique, éducatif, qui permet aux jeunes d’aujourd’hui, qu’ils soient africains, afro descendants, qu’ils soient Européens, Caribéens, Maghrébins, Arabes… au niveau de l’élémentaire, du collège, du lycée, de l’université, qu’il permet à la jeunesse de pouvoir se former davantage aux problématiques mémorielles, de prendre conscience de l’impact de cette histoire dans leur vécu de tous les jours. Quelle est la contribution africaine dans la marche du monde. Ce qui nous intéresse aussi dans notre démarche, ce n’est tant l’esclavage, la traite des noirs, la souffrance et la douleur. C’est la dimension de la résistance, de la créativité, de l’inventivité de ces sociétés. Qu’est ce qu’elles ont apporté à l’humanité d’une manière générale. C’est ce que nous voulons inculquer. C’est une sorte d’imaginaire de la diversité que nous volons partager dans le cadre de cette « école de mémoire. » Des conventions sont en voie de signature pour installer cette école des mémoires à Dakar en parallèle avec l’action de la fondation que nous organisons.

Jusqu’ici, vous avez évolué dans ce cadre. Quelles sont les grandes actions que vous avez su développer de la France au Sénégal?

L’action de la fondation du mémorial la traite des noirs est née dans un contexte très particulier et dans un lieu particulier. Un lieu qui est lié à l’histoire du Sénégal, de l’Afrique. C’est à Bordeaux. Bordeaux, c’était le deuxième port négrièr français. Ce qu’on appelle le clan des Bordelais fait partie de ceux qui ont construit les quartiers historiques de Dakar. Que ce soit le Plateau, Rufisque, Gorée puis Saint Louis, les Bordelais ont été extrêmement présents dans l’histoire du Sénégal. D’abord dans la traite des noirs et l’esclavage puisque la ville a participé au commerce des hommes, mais aussi dans la colonisation avec l’installation de beaucoup de comptoirs coloniaux dans ces diverses villes. Et donc, c’est là que nous avons commencé ce travail. C’est une ville qui était assez réfractaire à l’idée de reconnaître ce qu’elle doit à l’Afrique, de reconnaitre que sa prospérité, sa richesse sont aussi en partie dues au commerce. La question de l’esclavage, c’est une mémoire honteuse que nous avons tous. Elle est difficile pour tout le monde. Nous avons dû mener un combat pour que les autorités bordelaises dirigées par Alain Juppé, puissent reconnaître et accepter cette histoire. Aujourd’hui, elle l’est. Il y a une traite des Mémoires consacrée au sacrifice des Noirs.

Cela a d’abord été un langage militant qui a pris des formes diverses, des formes politiques. Cela a pris un certain moment l’engagement de se présenter aux élections municipales où j’ai été candidat en 2001, mais aussi des formes artistiques et culturelles. Il est important de lier la culture, l’art à l’engagement. Il a aussi pris la forme de lobbying au niveau national puisque nous avons participé à ce que la France puisse déclarer la traite des noirs, l’esclavage, un crime contre l’humanité en 2001 avec l’actuelle ministre française de la justice.

Nous menons également des actions pédagogiques, citoyennes. Il y a par exemple une visite guidée extrêmement innovante que nous avons mise en place. C’est « Le Bordeaux nègre ». C’est une visite que nous proposons aux bordelais, et à tout visiteur de passage pour raconter l’histoire de l’esclavage, de la traite des noirs dans le patrimoine bordelais. Nous avons également des actions pédagogiques autour d’exposition itinérante sur la première guerre mondiale et les soldats des colonies.

Et puis, nous avons aussi l’action internationale parce que c’est grâce à notre action avec le soutien de Me Abdoulaye Wade que le Sénégal est rentré aussi dans cette question mémorielle avec le vote de la loi du 27 avril 2010.

Pas de mémoires concurrentielles, mais des mémoires qui se partagent, qui dialoguent. Ce qui ne veut pas dire qu’ils faillent renoncer à son histoire. Mais que cette histoire soit une histoire que nous affirmons.

Ce projet de mémoires peut-il être une préoccupation des Sénégalais ?

Je ne sais pas si ce projet est pertinent. En tous cas, c’est une réalité ce que vous dites. Effectivement, on a tendance à la fois au niveau individuel comme au niveau collectif et des institutions, la mémoire a toujours été perçue comme un luxe. Parce qu’elle transporte des souvenirs douloureux aussi qui demandent un travail. Ce travail peut effectivement être perçu comme étant de trop confrontant, trop difficile pour y perdre du temps.

On peut avoir cette conception et je le comprends. Cependant, l’histoire des nations, l’histoire des peuples nous montrent qu’aucun peuple ne s’est développé s’il n’a pas conscience à sa mémoire. Aimé Césaire disait « un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir. » Et je pense que l’avenir que nous voulons dessiner pour notre jeunesse et nos peuples est un avenir qui doit reposer d’abord sur la pleine conscience de notre passé. Chez les Malgaches, le futur est derrière soi parce que nous ne le connaissons pas. Par contre le passé est devant soi. Parce que nous connaissons le passé. Ils ont une conception du temps qui est complètement différente. Ce qui est indispensable. Quand on voit des pays comme Israël, Rwanda, ils ont pu sur la base de leurs mémoires avoir des stratégies de combat et d’influence au niveau international qui sont concluantes.

C’est dommage qu’au Sénégal, il n’y a qu’une seule date qui est commémorée et qui revient chaque année. C’est le 4 avril. Comme si notre histoire commençait le 4 avril. Nous avons une histoire qui est extrêmement riche. Nous célébrons beaucoup de choses. Surtout au niveau religieux. Nous avons pleines de commémorations : des maouloud, des magal. C’est très bien mais nous avons aussi une histoire dans la mondialisation qui est importante aussi de marquer dans l’agenda de notre contribution à l’histoire.

C’est pourquoi nous organisons le 130ème anniversaire de la conférence de Berlin qui s’est tenue du 15 novembre 1884 au 26 mai 1885. Cela a totalement bouleversé notre vie. Cet agenda, il est nécessaire que nous le tenions. Je comprends qu’on puisse dire que la Mémoire est un luxe. Seulement, je pense que ce n’est pas un luxe. Et même nous pouvons nous payer ce luxe si jamais ça l’était. Le luxe de nous interroger là-dessus mais surtout différemment.

La seule fausse note par rapport à notre mémoire, c’est que nous en avons souvent de mémoires closes, enfermées sur elles-mêmes. Alors que, une mémoire vivante est une mémoire ouverte sur les autres. Une mémoire qui intègre. Cette culture de mémoire ouverte est un garant à la vigilance socio-citoyenne. Il y a des formes d’esclave et d’exploitation qui continuent d’exister. Il suffit d’être à Dakar ou ailleurs dans certains endroits pour se rendre compte que cette idée d’assujettir notre individu parce qu’on est plus puissant, plus fort est une vie qui est encore présente. Et pour que nous puissions en être conscience, le passé, non seulement parce que c’est passé derrière nous, mais parce qu’il doit nous guider. C’est un instrument qu’il faut utiliser et qui peut être utile.


Adama Cisse