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Contribution de Felwine SARR: Blesser la mémoire!


Lundi 14 Mai 2018

Gorée est un des hauts lieux de mémoire de la traite négrière pour toutes les diasporas africaines - On ne peut y célébrer l’Europe qui fut l’instigatrice de ce commerce ignominieux et qui l’érigea en une entreprise industrielle d’exploitation servile


Le 9 mai dernier j’assistais à la mairie de Nantes à une cérémonie préfigurant les cérémonies du 10 mai commémorant la traite, l’esclavage et les abolitions. L’adjoint au maire de Nantes rappelait l’ignominie que fut la traite transatlantique et le fait qu’en 2001 la France la déclarait crime contre l’humanité. Eloi Coly conservateur de la maison des esclaves de Gorée était présent. Le Maire-adjoint évoquait le projet d’ajouter pour certaines rues de Nantes portant les noms de négriers, des plaques expliquant qui furent ces derniers et le rôle qu’il avaient joué dans la traite négrière. Nantes fut le plus grand port négrier de France et s’enrichit du commerce transatlantique. J’étais témoin d’une ville travaillant sur sa mémoire et faisant face aux pages sombres de son histoire.

Au même moment j’apprenais qu’à Gorée, la mairie avait décidé d’ériger sur l’île, une place de l’Europe. Tout le monde connaît le rôle que Gorée joue dans la mémoire de la traite négrière transatlantique. Il existe certes des débats historiographiques sur le rôle véritable de l’actuelle maison des esclaves. Mais suis-je tenté de dire, là n’est pas la question, laissons les querelles de l’histoire et de la mémoire un peu de côté. Gorée fut un lieu d’où partirent pour la Caraïbe et les Amériques des Africain(es) réduits en objets et vendus comme esclaves pour travailler dans les plantations du nouveau monde. Cette île au large de Dakar est devenue un des hauts lieux de mémoire de la traite négrière pour toutes les diasporas africaines. On ne peut y célébrer l’Europe qui fut l’instigatrice de ce commerce ignominieux et qui l’érigea en une entreprise industrielle d’exploitation servile et de déshumanisation de nos aïeul(e)s, dans des proportions jamais égalées, sur une telle période de temps. Entre le 15ème et le 19ème siècle partirent du Portugal, de la Grande Bretagne, de la France, de la Hollande ainsi que de la plupart des villes portuaires européennes situées sur la façade atlantique, des navires négriers pour participer à cette juteuse et ignoble traite.

S’il y a des lieux sur ce continent qui ne peuvent célébrer l’Europe, cette Europe-là, ce sont bien tous les ports sur les côtes africaines d’où partirent des millions d’africain(e)s : Bimbia au Cameroun, Cacheu en Guinée-Bissau, Cap Lopez au Gabon, Loango en Afrique Centrale, Artokor et Cape Coast au Ghana, Luanda en Angola, Ouidah au Bénin, et tous les lieux d’où des Africain(e)s furent embarqué(e)s sur des navires négriers par les portugais, les français, les anglais, les hollandais et réduits en bête de somme qui durant des siècles travaillèrent et enrichir l’Europe et les Amériques.

Comment est-il possible qu’une question aussi fortement symbolique, liée au respect que nous nous devons à nous-mêmes, à notre histoire et à notre mémoire puisse passer au second plan dans ce choix ? On aurait pu rêver et penser que ce choix relève d’une dialectique de la réconciliation et qu’elle en soit le symbole. Il me semble que l’on est loin de cette réconciliation, tant la reconnaissance de cette tragédie tarde à se produire pleinement dans la conscience Européenne contemporaine. Car pour qu’il y ait processus de réconciliation, faudrait-il encore qu’il y ait pleine reconnaissance de la part des héritiers, de ce que fut le rôle de leurs sociétés d’alors dans cette tragédie humaine. Et surtout qu’il y ait un désir d’entamer une nouvelle histoire commune, faite de respect et de reconnaissance mutuelle, ainsi que de renonciation à toute forme de domination.

La France est à ce jour la seule nation Européenne à avoir déclarée la traite transatlantique crime contre l’humanité, seulement en 2001, après une longue lutte portée par Christiane Taubira et les associations œuvrant sur la question. Le refus de la soi-disant repentance est un argument souvent évoqué pour éviter de faire le travail de mémoire nécessaire sur cette histoire, qui est à peine évoquée dans les manuels scolaires européens. Le refus de la repentance est encore un argument évoqué pour minimiser le rôle de l’Europe dans cette tragédie en insistant sur les complicités africaines, qui bien que réelles, ne dédouanent nullement cette Europe-là, esclavagiste et raciste, et qui au tribunal de la morale pour reprendre les termes de Césaire, est indéfendable.

Par ailleurs, Gorée fut successivement occupée par les Portugais, les Hollandais, les Anglais et les Français qui s’y affrontèrent pour y installer leurs comptoirs durant la traite et la colonisation. A ce double titre, je le répète cette Europe-là ne peut y être célébrée. Elle y fut prédatrice et négatrice de notre humanité. Il n’est pas possible d’être dans un telle de haine de soi et de viol de sa propre mémoire.

Mamoussé Diagne disait que la mémoire est le lieu d’une dispute qui fait sens. Que le maire de Gorée nous explique quel sens revêt cette célébration de l’Europe sur l’île de Gorée ? Quelque chose de fondamental nous échappe, certainement.

SENEPLUS 




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