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Opinion

Entretien avec Omar Sy: "l'Histoire des Noirs n'est pas du tout la même, en France et aux Etats-Unis"


Jeudi 11 Février 2016

Il n'hésite pas à s'engager mais refuse le rôle de porte-parole de quelque minorité que ce soit. Parti vivre à Hollywood après le succès d'“Intouchables”, le comédien a su garder la tête froide, conjuguant popularité et humilité.


Il soutient l'appel au boycott des Oscars, initié par ceux qui refusent l'uniformité blanche des nominations. Mais affirme que les trois années qu'il vient de passer en Californie ne l'autorisent pas encore à disserter sur la condition noire aux Etats-Unis. Il envisage même de suivre un cycle universitaire sur la question, à Los Angeles, dans un avenir proche. Le racisme en France, oui, il sait. Et veut en témoigner aussi par son travail : son nouveau film, Chocolat,signé Roschdy Zem, raconte l'histoire vraie du clown Rafael Padilla (1868-1917), un Noir qui connut un succès éphémère et un destin tragique en France, à la charnière des XIXe et XXe siècles. C'est une étape de plus dans la maturation d'Omar Sy comédien, lui qui débuta comme modeste amuseur à la radio, sans formation ni vocation. Devenu officiellement, et durablement, une des personnalités préférées des Français, il garde, à 38 ans, l'humour joyeux de ses débuts. En préambule à l'entretien, il se dit ainsi curieux de savoir comment il sera « traduit en Télérama »...

Depuis 2012, vous vivez le plus souvent aux Etats-Unis. Comment avez-vous perçu les événements de l'année passée en France ?

J'étais à Los Angeles au moment des attentats contre Charlie Hebdo. Après avoir conduit les enfants à l'école, nous nous sommes réunis instinctivement entre parents d'élèves français. Nous avions tous les jambes coupées. La peur n'est pas moins forte quand on est loin. Pendant quelques jours, j'ai été très sollicité par les médias français pour en parler. J'ai refusé. Je n'avais rien d'autre à dire que mon effroi. En revanche, le 13 novembre, j'étais à Paris, en tournage. Le terrorisme nous frappe dans un moment de grande fragilité. Il cherche à accentuer cette fragilité et ce morcellement de la société en communautés hostiles les unes aux autres. Une mesure d'urgence contre ce morcellement : ne pas appeler un Français autrement qu'un Français. Ne surtout pas préciser l'origine. Et ne pas oublier que nous sommes tous, avant tout, des amoureux. Nous aimons aimer. C'est ça, notre pays.

Et la crise des migrants ?

J'ai éprouvé le besoin de parler à certains d'entre eux il y a quelques mois. Je suis allé à la Porte de Saint-Ouen, où des familles entières s'entassaient dans des voitures, en attendant. C'est le contraire de ce que mes parents ont connu en France il y a une cinquantaine d'années. Quand mon père a quitté le Sénégal pour la France, en 1962, on favorisait cette immigration. Tout juste si on n'allait pas chercher les étrangers chez eux. Les usines proposaient du travail, surtout dans l'automobile. A son arrivée, mon père ne parlait même pas le français. Longtemps, il a fait des allers-retours avec l'Afrique, où il rentrait pour les vacances, et où il a rencontré ma mère. Puis ils se sont établis ensemble ici, avec, au fil des années, leurs huit enfants.

Vous êtes né et avez grandi à Trappes, en banlieue parisienne. Quel souvenir gardez-vous de cette époque ?

Rétrospectivement, je me dis que mes parents devaient beaucoup jongler, lui avec son salaire d'ouvrier, elle qui faisait des ménages. Nous les enfants étions trois ou quatre par chambre, selon les époques, dans notre petit appartement HLM. Mais tous les gens que je connaissais vivaient comme ça, donc on n'en souffrait pas. Un souvenir de bonheur domine. C'était une France encore mélangée, métissée, multiple, dont j'ai la nostalgie. Il y avait toutes sortes de gens dans cette cité. Ça m'a ouvert et construit.

Etiez-vous attiré par le cinéma ou le spectacle ?

A la maison, cela se limitait à TF1 et à La dernière séance d'Eddy Mitchell. Nous ne pouvions pas nous permettre d'aller au cinéma. De toute façon, ce n'était pas leur truc, à mes parents. Sauf les films indiens, type Bollywood, qu'on regardait beaucoup à cette époque en Afrique. Mes parents, même sédentarisés en France, ont continué à s'approvisionner en cassettes de ce genre dans des échoppes spécialisées du nord de Paris. J'ai ainsi découvert Tarzan, mais aussi Roméo et Juliette, en version Bollywood.

On dit que vous avez frôlé la délinquance à l'adolescence...

Comme nous n'avions pas les moyens, il fallait être créatif ! Oui, il m'est arrivé de faire des conneries, pas forcément à but lucratif. En tout cas, il y avait une envie d'ailleurs. Avec mes potes, nous avons commencé à aller à Paris, pour voir autre chose, mais surtout pour savoir comment nous étions perçus à l'extérieur. Les gens de banlieue : je n'ai découvert cette catégorie qu'à 16-17 ans. C'est comme ça qu'on nous appelait à Paris. Et c'était une tare. Ça voulait dire les Noirs et les Arabes, bien sûr. Même dans la banlieue un peu plus chic que Trappes où je suis allé au lycée, j'ai senti ce regard dédaigneux. Je me suis adapté en développant mon sens de l'humour plutôt que ma colère ou mon ressentiment. En les faisant marrer, en essayant d'être charmant et chaleureux. Je me suis débrouillé pour qu'on m'aime.

Comment vous êtes-vous retrouvé sur Radio Nova  en 1996, à 18 ans ?

A Trappes, j'ai grandi dans le même quartier que Jamel Debbouze. Il est plus âgé, mais j'étais très ami avec son petit frère, Karim, souvent dans la même classe que moi. Jamel, qui commençait à se faire connaître et revenait voir sa famille, a remarqué que je faisais rire toute la bande. Il m'a proposé de faire un sketch avec lui sur Radio Nova. On a imaginé un personnage de footballeur sénégalais reconverti dans l'agriculture. Le patron de Nova, Jean-François Bizot, apprenant qu'il s'agissait d'un bidonnage, a trouvé ça drôle et m'a proposé de revenir régulièrement dans l'émission. J'y allais après les cours au lycée. Puis j'ai suivi Jamel sur Canal+ et, bien sûr, ça a pris tant de place dans ma vie que j'ai raté mon bac. Malgré le repêchage à l'oral.

Enfin vous avez formé, avec Fred Testot, le duo à succès Omar et Fred, à l'antenne chaque soir. Sur quoi reposait cette complicité ?

Sur la différence. Parmi les quatre gars réunis par Jamel, dont Eric et Ramzy, Fred Testot était, a priori, le plus loin de moi. Depuis son plus jeune âge, il voulait devenir acteur comique à Paris. Il a quitté la petite bourgeoisie niçoise pour réaliser ce rêve. Il se retrouvait à la télé par sa seule volonté, tandis que ça me tombait dessus. On a tout partagé pendant plusieurs années. C'était une amitié fusionnelle, et formatrice. Car il était drôle tout le temps.

Pour ces sketchs, vous avez beaucoup joué avec les stéréotypes et les clichés sur les Noirs...

J'ai joué avec mes seules armes ! J'étais là pour cette raison, je le savais. Ça ne me posait aucun problème moral dans la mesure où c'était, avant tout, des conneries. De l'absurde. On s'amusait et on s'en amusait. Sur Canal+, il n'y avait aucune ambiguïté. La chaîne avait, à juste titre, une très bonne image, à l'époque. En revanche, quand on venait me chercher pour des petits rôles dans des films ou des téléfilms, j'ai parfois éprouvé du malaise et senti un racisme latent. Je refusais.

En 2011, Intouchables devient un phénomène public. Quel était ce sentiment d'imposture dont vous avez alors parlé ?

Quand le film a commencé sa carrière triomphale, je travaillais encore en binôme avec Fred Testot, quotidiennement. Par rapport à lui, qui a toujours rêvé d'être acteur, je me posais la question de ma légitimité. Je n'ai jamais pris un seul cours de théâtre. J'ai décidé d'être acteur au moment où je le devenais. Je me sentais presque coupable. Ensuite, le César, qui signifiait une validation de la profession, m'a beaucoup aidé à me défaire de mon sentiment d'imposture.

Lorsque Intouchables sort aux Etats-Unis, le magazine Variety  dénonce ses archaïsmes dans la représentation des Noirs à l'écran. Qu'en pensez-vous ?

L'auteur de cet article aurait dû préciser qu'on ne peut pas comparer si facilement la France et les Etats-Unis sur ce sujet. Les deux pays n'ont pas du tout la même histoire. Les Noirs américains ont été des esclaves dans un passé encore récent. Leurs descendants le ressentent toujours dans leur chair. Nous avons, en France, une histoire avec les colonies et l'immigration : c'est lourd aussi, mais c'est très différent. Il y a bien davantage de culpabilité aux Etats-Unis. Par ailleurs, le lien à l'Afrique diffère du tout au tout. Les Américains découvrent généralement l'Afrique à travers des images ou des films. C'est abstrait. Il y a chez eux, parfois, un déni de descendance. Moi j'ai passé plusieurs étés au Sénégal et en Mauritanie. Les parents nous y envoyaient, un an sur deux, par groupe de quatre : il y avait l'équipe A et l'équipe B... Aujourd'hui, mes amis noirs, aux Etats-Unis, sont très curieux de mon expérience africaine.

Pourquoi êtes-vous parti vivre à Los Angeles, à partir de l'été 2012 ?

C'était, au début, une pause, pour échapper à la pression. Le succès d'Intouchablesétait devenu trop grand pour moi. Il me dépassait. Il m'effrayait. Les sollicitations en tout genre devenaient incessantes. J'ai prétexté la sortie du film aux Etats-Unis et la campagne en vue des Oscars, à Hollywood : cela devait, de toute façon, prendre plusieurs mois. Je me suis senti bien là-bas, ma famille aussi.

 

Avec James Thierrée dans Chocolat, de roschdy Zem, où Omar Sy incarne le célèbre « clown nègre » à l’orée du XXe siècle.

 

 

 

Dans la foulée, vous êtes devenu une des personnalités préférées des Français. Cela vous effrayait-il aussi ?

Bien sûr que non. Mais j'ai tout de suite refusé d'être considéré, en vertu de ces sondages, comme le représentant ou le porte-parole de qui que ce soit. On me proposait de parler, au choix, au nom des Noirs ou de la banlieue ! Je n'ai pas les épaules pour ce genre de responsabilité. Aujourd'hui la moindre parole est montée en épingle. Il faut faire attention aux micros tendus. Des dégâts irréparables peuvent venir d'une simple phrase. En revanche, me tourner vers l'associatif et agir en faveur des jeunes, oui, je l'envisage.

Vous apparaissez, désormais, dans des blockbusters américains commeX-Men et Jurassic World. Vous y sentez-vous à votre place ?

Ce que j'aime avant tout : là-bas, je suis un Français, et pas un Noir. Dans A vif !, le film sur la cuisine avec Brad­ley Cooper et Sienna Miller, le réalisateur voulait expressément un acteur français. Idem pour Jurassic World. La couleur de peau n'entrait pas en ligne de compte. C'est reposant. En revanche, dans X-Men, le personnage de superhéros, Bishop, était noir. J'ai passé une audition dans un anglais fragile. Ils hésitaient. Bryan Singer, le metteur en scène, m'a reçu et s'est étonné que je lui parle avec enthousiasme d'un de ses premiers films, Usual Suspects. J'ai refait des essais et obtenu le rôle. C'était le premier casting de ma vie. Depuis, mon anglais a progressé, j'y travaille intensivement.

N'est-ce pas frustrant pour vous de jouer des rôles secondaires ou anecdotiques ?

En France, j'ai désormais la responsabilité des films que je tourne. A la fois pour mon équilibre et pour mon humilité, il est bon que je me retrouve, parfois, en touriste amusé à Hollywood. Je peux y observer à loisir, de l'intérieur, la fabrication d'un film à grand spectacle. C'est sain. Et puis imaginez ce qu'on ressent, après avoir été un fan de la saga X-Men, lorsqu'on en devient soi-même un personnage...

Avant de le jouer, connaissiez-vous Rafael Padilla, le clown Chocolat, héros tragique du nouveau film de Roschdy Zem ?

Non. Peu de gens se souvenaient de lui, d'ailleurs. On avait perdu sa trace. Les producteurs du film ont travaillé avec un historien, qui a d'abord publié un livre. J'ai dit oui à ce rôle d'emblée. Roschdy Zem a apporté ensuite son expérience : celle d'un des premiers acteurs-réalisateurs issus de l'immigration maghrébine à s'imposer dans le cinéma français. Quant à moi, j'ai pu m'appuyer sur des correspondances troublantes avec mon parcours. Le duo que Chocolat formait avec le clown blanc Footit... Les prestations comiques dans les hôpitaux, auprès des enfants malades : je fais ça aussi.

Le film Chocolat parle-t-il implicitement du racisme contemporain ?

Le rapprochement entre les deux époques a ses limites. Au début du XXe siècle, les Blancs en étaient encore à se demander si les Noirs étaient des humains ou non... En revanche, l'avancée est très faible quant à la place des Noirs sur la scène artistique. Pas seulement les Noirs. Aujourd'hui, le monde de la culture et des arts ne représente pas du tout le pays dans sa diversité. Le système américain des quotas est peut-être une solution, mais il ne pourra pas nous dispenser d'un véritable travail sur nous-mêmes. Nous en sommes tout à fait capables.

Rafael Padilla, alias Chocolat, aspire à n'être plus seulement un clown, mais un grand comédien...

Je vous vois venir. Mais, encore une fois, ma vie d'acteur de cinéma a commencé sans même que je le veuille. Et contrairement à Rafael Padilla, j'y vais à petits pas.Samba, dans lequel je jouais un personnage doux et timide, a été une étape. Chocolaten est une autre. Je me sens prêt pour aller plus loin. Mais rien que les clowneries d'Omar et Fred sur Canal+ me rendaient très heureux. Pendant plusieurs mois, je suis retourné les faire, chaque soir, avec, en poche, mon césar du meilleur acteur...




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