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Société

Editorial: CONTROVERSE AUTOUR DE LA CREI Par Serigne Saliou Guèye


Lundi 30 Mars 2015

Les libéraux contre lesquels la traque des biens mal acquis est dirigée ont dénoncé la juridiction d’exception qui, faute de garantir un procès équitable, viole les droits des prévenus

Une fois qu’est prononcé l’arrêt de la Cour de répression et de l’enrichissement illicite (CREI) condamnant l’ex-ministre Karim Wade à six ans ferme assortie d’une peine pécuniaire de 138 milliards, que les clameurs et pleurs se sont atténués et que les réprobations et contestations se sont amenuisées, il est temps de se pencher sur la nature de la juridiction complexe qui a dressé les Sénégalais les uns contre les autres.

Il ne s’agit nullement de refaire le procès parce qu’il y a le principe de l’autorité de la chose jugée, même si un pourvoi en cassation est déposé à la Cour suprême, ni de revenir sur le débat, fondé ou stérile, sur la constitutionnalité ou l’inconstitutionnalité de la CREI, mais de revisiter certaines de ses dispositions qui ont profondément divisé et qui continuent de diviser les juristes et les acteurs politiques tout au long de ce procès.

Il faut rappeler que la CREI, créée par la loi 81-54 du 10 juillet 1981, dans un contexte de lutte contre la corruption et l’enrichissement illicite prônée par l’alors nouveau président Abdou Diouf, était dans son essence une nécessité pour stopper la mal-gouvernance qui a caractérisé le régime senghorien. Mais l’esprit qui sous-tendait sa création a été dévoyé dès lors qu’il s’agissait d’une cour qui éliminait ou tenait en respect des concurrents politiques du Président Abdou Diouf au sein de son propre parti. Mais c’était un pis-aller et c’est ce qui explique que de 1981 à 1983, la CREI a connu seules deux affaires dont une a abouti à une condamnation.

Dans le cadre de la lutte contre la mal-gouvernance, le Président Macky Sall a estimé que la CREI était un excellent moyen pour demander des comptes à certains de ses anciens camarades de parti. Mais pour ses adversaires, cette juridiction d’exception, qui n’a jamais eu un effet dissuasif sur les agents dépositaires d’un mandat public ou électif du régime socialiste l’ayant créé, n’est qu’un expédient dangereux pour éliminer des adversaires politiques. Les libéraux contre lesquels la traque des biens mal acquis est dirigée ont dénoncé la CREI en tant que juridiction d’exception qui, faute de garantir un procès équitable, viole les droits des prévenus.

Certaines de ses dispositions légales, le renversement de la charge de preuve et le manque de recours d’appel à une juridiction de second degré, ont été les principaux éléments brandis par les libéraux et les conseils de Karim Wade pour récuser la CREI car ils considèrent que le droit s’accommode de ces principes fondamentaux pour une justice indépendante et impartiale.

Pour les avocats de Karim Wade, une justice démocratique recherche constamment le compromis entre l’intérêt de la société et la sauvegarde des libertés individuelles. Et la bonne garantie de ce compromis suppose que les preuves des actes à réprimer soient réunies et qu’une juridiction de second degré puisse réexaminer l’affaire en cas de rejet de la décision du premier juge.

Pour eux et certaines organisations des droits de l’homme, à bien des égards, ces garanties minimales de la manifestation de la vérité manquent dans l’ensemble dans la procédure organisée par la loi 81-54 du 10 juillet 1981. Et c’est pourquoi certains militants des droits de l’homme comme Assane Dioma Ndiaye avaient recommandé de traiter un tel délit devant des juridictions de droit commun.

Juridiction spécial(isée)

Pourtant si on se fie à l’intervention du ministre et porte-parole du gouvernement, El Hadji Omar Youm, à l’émission de la TFM du 23 mars, la Convention des Nations Unies contre la corruption, la lutte efficace contre la corruption, l’enrichissement illicite et le trafic des stupéfiants a encouragé les pays membres d’introduire dans leur arsenal législatif la mise en place d’organes spécialisés dans la lutte contre la corruption et l’enrichissement illicite. Ce que, pour lui, le Sénégal a eu la vision anticipatrice de faire 23 ans avant la convention des Nations Unies contre la corruption ne le recommande.

En effet l’article 20 sur l’enrichissement illicite de ladite Convention stipule : «Sous réserve de sa constitution et des principes fondamentaux de son système juridique, chaque État Partie envisage d’adopter les mesures législatives et autres nécessaires pour conférer le caractère d’infraction pénale, lorsque l’acte a été commis intentionnellement, à l’enrichissement illicite, c’est-à-dire une augmentation substantielle du patrimoine d’un agent public que celui-ci ne peut raisonnablement justifier par rapport à ses revenus légitimes.»

Et la Convention recommande la création d’organes spécialisés dans la lutte contre l’enrichissement illicite en son article 36 qui stipule que «chaque État Partie fait en sorte, conformément aux principes fondamentaux de son système juridique, qu’existent un ou plusieurs organes ou des personnes spécialisés dans la lutte contre la corruption par la détection et la répression. Ce ou ces organes ou ces personnes se voient accorder l’indépendance nécessaire, conformément aux principes fondamentaux du système juridique de l’État Partie, pour pouvoir exercer leurs fonctions efficacement et à l’abri de toute influence indue.»

Absence de recours d’appel

Pour ce qui est de l’absence d’une juridiction de second degré que déplorent les défenseurs de Karim Wade comme une violation des droits de la défense, Me Youm rétorque que «même la Haute Cour de justice n’a ni appel ni pourvoi en cassation». Et le professeur de droit constitutionnel Mody Gadiaga de déclarer dans l’émission Remue-ménage de la RFM du 29 mars que «l’absence du double degré de juridiction ne constitue pas une atteinte aux droits de la défense», contrairement à Assane Dioma Ndiaye.

Il est en général de la nature des juridictions d’exception qui ne figurent pas dans les ordonnancements judiciaires de ne pas disposer de voie de recours. C’est le cas au Sénégal et en France où les arrêts de la Haute Cour de justice et de la Cour de justice de la République sont définitifs.

Renversement de la charge de la preuve

Pour ce qui est du renversement de la charge de la preuve, l’avocat Me Mbaye Jacques Ndiaye, dans une contribution parue au quotidien Enquête du 28 mars, déclare : «Les principes directeurs du procès pénal universellement admis veulent que la personne qui poursuit rapporte la preuve de son accusation. Notre système n’est pas inquisitorial, mais accusatoire, obligeant le Procureur maître des poursuites, de prouver l’accusation.»

Autrement dit, dans un procès pénal, il appartient à la partie poursuivante de fournir les preuves de son accusation. Cette inversion des charges de la preuve établit pour les avocats de Karim Wade la présomption de culpabilité et non la présomption d’innocence puisque selon la CREI «le délit d’enrichissement illicite est constitué lorsque, sur simple mise en demeure, une personne se trouve dans l’impossibilité de justifier de l’origine licite des ressources qui lui permettent d’être en possession d’un patrimoine ou de mener un train de vie sans rapport avec ses revenus légaux».

Mais selon un juriste qui a requis l’anonymat, «dans certaines hypothèses, il est difficile au Ministère public d’apporter la preuve de la culpabilité de la personne poursuivie. Le législateur en a tenu compte et a considéré que l’intérêt de la société demandait que la charge de la preuve soit renversée. Et le Sénégal n’est pas singulier dans cette difficulté qui consiste dans certains cas à apporter la preuve de son accusation».

Il donne l’exemple du code pénal français qui adopte, concernant certaines infractions, le renversement de la charge de la preuve en son article 225-6 qui stipule qu’«une personne qui ne peut justifier de ressources correspondant à son train de vie et qui vit avec une personne se livrant habituellement à la prostitution est considérée comme proxénète».

Pour notre juriste, le renversement de la charge de la preuve est aussi appliqué dans la lutte contre le trafic des stupéfiants en France. Ainsi selon l’article 222-39-1 du code pénal français, «le fait de ne pas pouvoir justifier de ressources correspondant à son train de vie, tout en étant en relations habituelles avec une ou plusieurs personnes se livrant à l’une des activités réprimées par la section (ndlr : trafic de stupéfiants), ou avec plusieurs personnes se livrant à l’usage de stupéfiants, est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75000 euros d'amende».

Le code pénal français est rejoint dans le renversement de la charge de la preuve est rejoint par la Convention des Nations Unies de 1988 contre le trafic illicite de stupéfiants qui préconise en son article 5, paragraphe 7 : «Chaque Etat Partie peut envisager de renverser la charge de la preuve en ce qui concerne l’origine licite des produits (ndlr : tirés d’infractions établies (stupéfiants, substances psychotropes)) ou autres biens pouvant faire l’objet d’une confiscation».

C’est donc dire, conclut notre juriste, que «le renversement de la charge de la preuve concernant certaines infractions comme l’enrichissement illicite constaté après l’exercice d’un mandat public ou électif ou ayant comme source le trafic des stupéfiants est souvent une nécessité pour le législateur».

Quant au professeur Mody Gadiaga, il soutient simplement qu’avec la CREI, «on ne peut pas dire qu’il y a un renversement de la charge de la preuve. Si l’on connait le fondement logique de l’attribution de la charge de la preuve, on ne peut pas dire qu’il y a, dans le cas de l’enrichissement illicite, un renversement de la charge de la preuve ».

In fine, la complexité de la CREI dans l’application de ses dispositions légales amène les militants des droits humains, certains juristes, les libéraux et autres conseils de Karim Wade à demander la dissolution de cette juridiction qu’ils considèrent comme un lieu d’exécution d’adversaires politiques quand le pouvoir et ses alliés demandent d’amender certaines de ses dispositions qui ne sont pas en phase avec les principes élémentaires du droit.

Mais la réformation de la CREI n’est pas pour demain puisque Sidiki Kaba, le ministre de la Justice, a annoncé urbi et orbi que la liste des dignitaires soupçonnés du délit d’enrichissement illicite continue de se dérouler.

SENEPLUS





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