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Politique

Aminata Touré : "Les Africains doivent être jugés en Afrique"


Lundi 18 Février 2013

Jamais Habré n'avait paru aussi près de se retrouver devant un juge. Jamais autant de politiques n'avaient eu à s'expliquer sur leur patrimoine... Rencontre avec Aminata Touré, une ministre sénégalaise de la Justice bien décidée à en découdre.


Aminata Touré : "Les Africains doivent être jugés en Afrique"

La lutte contre l'impunité est son leitmotiv. En neuf mois, la ministre de la Justice de Macky Sall a concrétisé l'ouverture officielle, après des années d'atermoiements, de la procédure judiciaire initiée au Sénégal contre l'ancien président tchadien Hissène Habré. À 50 ans, Aminata Touré défend bec et ongles l'opportunité des enquêtes qui ont amené une ribambelle de poids lourds de l'ère Wade à s'expliquer sur l'état - jugé un peu trop florissant depuis leur passage aux affaires - de leur patrimoine. Ancienne militante étudiante, passée par la Ligue communiste des travailleurs avant de rejoindre le Fonds des Nations unies pour la population (Fnuap), puis le cabinet de Macky Sall en 2010, elle entend bien incarner la rupture de gouvernance promise par le chef de l'État.


Jeune Afrique : Le tribunal spécial chargé de juger Hissène Habré a démarré ses activités. Les chambres africaines extraordinaires ont été inaugurées le 8 février. Treize ans après le dépôt des premières plaintes, la procédure est donc enfin sur les rails ?


Aminata Touré : Nous avions donné notre parole que ce procès, dont on parle depuis si longtemps, se tiendrait dans un délai raisonnable. C'est une date historique aussi bien pour la justice internationale que pour la justice africaine. L'enjeu était de montrer que l'Afrique est capable, en 2013, de tenir un procès de ce type conformément aux standards internationaux.


Comment cette procédure se déroulera-t-elle ?


L'instruction va commencer, avec la collecte de preuves et des témoignages. Cette première phase est évaluée à dix-sept mois. Une fois que des éléments suffisamment solides auront été réunis, ils seront transmis à la chambre d'accusation, comme dans une procédure pénale classique.


L'État sénégalais a longtemps paru traîner les pieds. Qu'est-ce qui explique la différence d'approche constatée depuis l'arrivée au pouvoir de Macky Sall ?


C'est une question de volonté politique, tout simplement. On ne pouvait pas parler de lutte contre l'impunité au Sénégal et ne pas tenir nos engagements concernant ce procès. D'autant que la Cour internationale de justice nous a clairement fait injonction, en juillet 2012, de juger M. Habré ou de l'extrader. Nous estimons que les Africains doivent être jugés en Afrique. Un tel procès aura un caractère à la fois historique et pédagogique.


    Le procès de Hissène Habré aura un caractère à la fois historique et pédagogique.


L'avocat français de Hissène Habré a adressé une lettre au chef de l'État dénonçant un « déni de justice »...


Me François Serres aura toute latitude pour faire valoir ses arguments dans le cadre de la procédure. Ne faisons pas jeûne avant carême ! Je le renvoie à la décision rendue en juillet 2012 par la Cour internationale de justice, que j'ai déjà évoquée.


Au Sénégal, l'actualité est aussi rythmée par les auditions d'ex-responsables du régime Wade. Comprenez-vous que le gouvernement soit soupçonné de vouloir régler ses comptes avec la précédente administration ?


Non. Lorsque nous sommes arrivés au pouvoir, en mars 2012, la question de l'impunité des crimes économiques s'est tout de suite posée, de nombreux scandales ayant été relayés par les médias. Nous avons d'ailleurs trouvé une kyrielle d'audits qui avaient été commandités auprès de l'Inspection générale d'État ou de la Cour des comptes par le gouvernement précédent. Certains étaient assortis d'une recommandation suggérant au ministre de la Justice de transmettre le dossier au Parquet, ce qui n'avait pas été fait. Ma première action a donc été de transmettre ces dossiers au procureur de la République du tribunal régional de Dakar. Par ailleurs, les organismes compétents ont continué de pratiquer des audits tout au long de l'année 2012.


Mais vous avez aussi désigné une juridiction spéciale, la Cour de répression de l'enrichissement illicite (Crei)...


Nous avons seulement rétabli cette cour, mise en place par une loi datant de 1981. L'enrichissement illicite s'entend comme l'accumulation de biens ou d'avoirs non justifiables par les revenus de l'individu. L'action de la Crei vise les personnes politiquement exposées, qui ont occupé des charges publiques. Le législateur établit que toute personne arborant un train de vie sans commune mesure avec ses ressources peut être amenée devant cette cour. La personne mise en cause a alors un mois pour justifier que ses biens ont été acquis de manière licite : c'est ce qu'on appelle la mise en demeure. Faute d'explications convaincantes, elle est inculpée, et le parquet transmet son dossier à la commission d'instruction de la Crei.


    Nous parlons d'audits chiffrés. Il ne s'agit pas d'arrière-pensées politiciennes.


Pourquoi avoir déposé une plainte en France contre dix personnalités sénégalaises, dont Karim Wade, plutôt que d'avoir sollicité une entraide judiciaire avec Paris dans le cadre d'une procédure instruite au Sénégal ?


Nous avons des raisons d'estimer que le fruit de certaines activités délictuelles a trouvé refuge à Paris. La justice française a donc ouvert une information judiciaire à la suite de la plainte que nous avons déposée. Nos deux pays sont signataires de la Convention des Nations unies contre la corruption, et la France permet la constitution de partie civile. À nos yeux, c'était une opportunité à saisir. Notre objectif, à terme, est de recouvrer les biens mal acquis. Toutes les voies permettant de l'atteindre méritent d'être explorées.


Les personnalités du Parti démocratique sénégalais (PDS) visées par ces différentes procédures estiment que leurs droits ont été violés, notamment parce qu'on les a empêchés de quitter le Sénégal. Ils ont saisi la Cour de justice de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (Cedeao)...


Il se trouve que le procureur spécial de la Crei estime que les personnes auditionnées doivent rester sur le sol sénégalais. Même s'il ne s'agit pour l'instant que de simples témoins, on peut demander, dans le cadre d'une procédure, qu'ils restent à la disposition de l'enquête. La cour de la Cedeao tranchera le 22 février.


Cette traque des biens mal acquis ne risque-t-elle pas, ainsi que le craint le mouvement Y'en a marre, de détourner le gouvernement des « priorités exprimées par les Sénégalais » ?


Ce que veulent les Sénégalais, c'est que leur argent leur soit restitué. Pendant tant d'années, ils ont vécu une terrible frustration face à des malversations manifestes, sans parler de l'arrogance qui les accompagnait. Bien sûr, ce n'est pas leur unique préoccupation, et c'est pour cela que nous avons adopté depuis dix mois diverses mesures destinées à améliorer leur quotidien. Mais il y a, sur la question de l'argent public détourné, une demande très forte. Quant à l'effervescence autour de ce dossier, d'où vient-elle ? Certains ont manifestement intérêt à dépeindre cette affaire comme une foire d'empoigne, guidée par des arrière-pensées politiciennes. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit, nous parlons d'audits chiffrés.


Propos recueillis à Dakar par Mehdi Ba

jeune afrique




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